Billet 2018-02 : Imagine-t-on le Général de Gaulle convoqué par une commission d’enquête parlementaire ?
le 1 août 2018
Par Mathieu Carpentier : On a beaucoup parlé ces derniers temps de la question de savoir si le président de la République peut être auditionné par une commission d'enquête parlementaire. Je ne vais pas ici envisager toutes les facettes de cette question, mais uniquement celles qui concernent l'article 67 de la Constitution.

Imagine-t-on le Général de Gaulle convoqué par une commission d’enquête parlementaire ?

On a beaucoup parlé ces derniers temps de la question de savoir si le président de la République peut être auditionné par une commission d'enquête parlementaire. Je ne vais pas ici envisager toutes les facettes de cette question, mais uniquement celles qui concernent l'article 67 de la Constitution. De manière générale, je ne puis que recommander la lecture de l’excellent billet de M. Sacha Sydoryk sur ce blog.
Il convient avant toute chose de distinguer deux facettes de « l'immunité » présidentielle. L'article 67 al. 1 de la Constitution organise l’irresponsabilité du Président : les actes accomplis « en qualité » de président de la République n'engagent sa responsabilité ni politique, ni pénale, ni civile. (Il n'en va pas de même des actes accomplis en qualité de personne privée). Notons qu’il s’agit d’une irresponsabilité personnelle du titulaire de la fonction de président de la République ; elle est attachée à la personne, et non à la fonction qu’il occupe : d’une part parce que ses actes peuvent être susceptibles d’engager la responsabilité de l’Etat, et d’autre part parce qu’il ne s’agit pas d’une irresponsabilité de la présidence de la République et des agents qui y sont affectés et qui concourent à l’exercice de la fonction présidentielle (Cass. Crim., 19 décembre 2012, n°12-81043). À cette irresponsabilité personnelle, la Constitution prévoit deux exceptions : une responsabilité sui generis (politique par ses moyens, quasi-pénale par ses causes) devant la Haute Cour, et une responsabilité pénale, au sens du droit pénal international, devant la Cour pénale internationale.
L'article 67 al. 2 organise l’inviolabilité du président de la République : durant tout le temps de son mandat, que les actes soient ou non accomplis en qualité de président de la République, celui-ci ne peut être requis de témoigner « devant aucune juridiction ou autorité administrative française » ni faire l'objet d'aucune poursuite, instruction, action, etc. Tout délai de prescription ou de forclusion est ainsi suspendu. Cette inviolabilité prend fin après l’expiration d’un délai d’un mois après la cessation des fonctions de l’intéressé (al. 3). Les cas de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy ont montré que l’intérêt de cette inviolabilité était tout sauf virtuel.
Revenons à au problème qui nous occupe. Il faut en réalité distinguer deux questions qui ont été allégrement mélangées : 1/ le président de la République peut-il être requis (c’est-à-dire contraint) de témoigner devant une commission d'enquête ? 2/ le président de la République peut-il témoigner devant une telle commission ? A la première question il convient d'apporter une réponse si évidemment négative qu’elle ne nous retiendra guère ; quant à la seconde les choses sont plus contrastées, et demandent une argumentation plus poussée.

1/ Le président de la République ne peut être requis de témoigner devant une commission d'enquête. On a pu lire que l'article 67 al. 2 de la constitution, qui, donc, organise l'inviolabilité du Président, ne concerne que les juridictions et autorités administratives, et n'inclut donc pas les commissions d'enquête parlementaires. Celles-ci pourraient donc user à son encontre des moyens coercitifs dont, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, elles disposent tant pour le contraindre à témoigner que durant l'audition elle-même (remise de convocation par huissier de justice, serment, poursuites en cas de non-comparution ou de faux témoignage, etc.).
Or dans sa décision 2014-703 DC du 19 novembre 2014, Loi organique portant application de l’article 68 de la Constitution (décision dont nous aurons l'occasion de reparler), le Conseil constitutionnel a jugé (au cons. 33) que la commission d’instruction de la Haute Cour, qui dispose, en vertu de l’article 6 de la loi organique qui lui était déférée, de pouvoirs coercitifs d'une étendue identique à ceux des commissions parlementaires, ne pouvaient en faire usage à l'encontre du président de la République, en raison de la séparation des pouvoirs « ainsi que des exigences constitutionnelles résultant de l’article 67 alinéa 2 ». Or la commission d’instruction de la Haute Cour n'est ni une juridiction ni une autorité administrative (puisque, comme le Conseil l’affirme au cons. 5, la Haute Cour elle-même n'est pas « une juridiction chargée de juger le Président de la République » mais « une assemblée parlementaire compétente pour prononcer sa destitution »). L'inviolabilité fait donc obstacle à ce que le Président de la République soit requis de témoigner devant la commission de la Haute Cour ; on voit mal ce qui permettrait qu'il soit requis de témoigner devant une commission d'une autre assemblée parlementaire dotée de pouvoirs en tous points identiques. Cela est d'ailleurs logique dès lors que, dans un cas comme dans l’autre, le refus de témoigner entraînerait la saisine du juge répressif (cette dernière soulevant également éventuellement celle de la responsabilité du Président, comme l’a relevé M. Sydoryk dans son billet précité).

2/ Le président de la République a-t-il le droit de témoigner de son propre chef devant une commission d’enquête ? Cette question est plus épineuse, car elle concerne non plus l'inviolabilité, mais en réalité l'irresponsabilité présidentielle. C’est pourquoi les arguments (pro comme contra) tirés de l’article 67 al. 2 sont tout à fait inopérants, puisque dans la présente hypothèse, le Président témoigne de son plein gré.
En tout état de cause, soulignons à titre liminaire que, contrairement à ce qu’on a pu lire parfois, le Conseil constitutionnel n'a pas, dans sa décision 2014-703 DC précitée, admis la possibilité d'un tel témoignage, fût-il spontané. Il a jugé que la Constitution ne faisait pas obstacle à ce que le président de la République s'exprime, à sa demande, devant la commission de la Haute Cour. Or son irresponsabilité ne saurait y faire obstacle, dès lors, précisément, que la procédure devant la Haute Cour a pour objet de mettre en cause la responsabilité du président de la République. Il n'en va pas de même des commissions d'enquête parlementaires, qui ne sauraient mettre en cause la responsabilité présidentielle, sauf à violer l’article 67 al. 2 de la Constitution.
Un témoignage spontané du président de la République aurait-il pour effet de mettre en cause cette responsabilité ? Cette question est délicate dans la mesure où la notion de responsabilité politique du Président est un point aveugle de la doctrine constitutionnelle française. Il est bien connu qu’en confiant aux ministres le contreseing des actes du président de la République, la IIIe République leur a transféré la responsabilité politique de ces actes, consacrant par la même l’irresponsabilité politique de leur auteur. Il convient toutefois de noter que les rédacteurs de la Constitution du 4 octobre 1958, en confiant au président de la République des pouvoirs propres, exempts du contreseing (primo-)ministériel, ont souhaité rompre avec cette tradition et conférer au chef de l’État une forme de responsabilité politique. Cette responsabilité, cependant, ne peut être mise en cause par aucun organe constitué si ce n’est la Haute Cour : contrairement à la responsabilité gouvernementale, susceptible d’être actionnée par le Parlement ou l’une seule de ses chambres, le président est certes responsable, mais devant le peuple uniquement – c’est-à-dire devant personne.
Ceci montre qu’il convient de distinguer la responsabilité politique elle-même des conditions de sa mise en œuvre et des conséquences qui s’y attachent. La responsabilité politique elle-même, ce n’est rien d’autre que l’obligation faite à un organe ou une autorité politique de rendre des comptes de son action : c’est, littéralement et tautologiquement, l’obligation d’en assumer la responsabilité. La mise en cause de cette responsabilité consiste dans le ou les mécanismes juridiques (ou politiques) qui permettent à un organe de demander des comptes à la personne – ou à l’organe – responsable et d’exprimer, le cas échéant, sa désapprobation. Les conséquences juridiques de cette mise en cause sont généralement la démission, la révocation ou la destitution de l’intéressé. Par exemple, dans le cas du gouvernement, cette responsabilité peut être mise en cause par le Parlement (dans les cas de figure prévus à l’article 49), et les conséquences juridiques de cette mise en cause sont, normalement, la démission de celui-ci (article 50). Dans le cas du Président, cette responsabilité ne peut être mise en cause par aucun organe, si ce n’est la Haute Cour. Il demeure que tout organe qui tenterait de demander au président de la République des comptes de son action mettrait en cause sa responsabilité et, de ce fait, violerait l’article 67, quand bien même aucune conséquence juridique ne serait attachée à cette mise en cause.
On peut, pour l’expliquer, effectuer une analogie avec l’article 34-1 de la Constitution, qui permet à chaque assemblée d’adopter des résolutions. Les propositions de résolutions sont irrecevables lorsque « le Gouvernement estime que leur adoption ou leur rejet serait de nature à mettre en cause sa responsabilité ». Une résolution qui aurait pour effet de mettre en cause la responsabilité du gouvernement ne serait pas une motion de censure ; elle n’entraînerait pas juridiquement l’obligation pour le gouvernement de démissionner. Demeure que, même sans conséquence immédiate, une résolution pourrait avoir pour objet de demander des comptes au gouvernement et de marquer une désapprobation de son action (à la manière, par exemple, de la technique de l’adresse sous la Restauration), bien qu’aucune conséquence juridique n’y soit attachée. De la même manière ici, un témoignage du président de la République devant une commission d’enquête n’aurait d’autre fonction que de lui demander de rendre des comptes. C’est précisément ce à quoi fait obstacle l’article 67 al. 1 de la Constitution.
Deux objections peuvent néanmoins être formulées à ce stade. Tout d’abord, dans l’hypothèse qui est la nôtre, le président de la République témoignerait spontanément, de son propre chef. Ceci est sans incidence sur le bien-fondé des remarques qui précèdent. Par exemple, le gouvernement peut fort bien, s’il le souhaite, mettre en œuvre lui-même sa propre responsabilité (article 49 al. 1) : le caractère volontaire d’une mise en cause de la responsabilité ne l’atténue en rien. Par contraste, l’article 67 al. 1 s’oppose à ce que le Président provoque lui-même la mise en cause de sa responsabilité ; par conséquent, le Président ne saurait témoigner devant une commission d’enquête parlementaire.
Ensuite, on a pu lire que les « actes accomplis en qualité » de président de la République mentionnés à l’article 67 al. 1 et couverts par l’irresponsabilité ne concerneraient que les attributions constitutionnelles (entendez : politiques) du Président et ne s’étendraient pas aux actes pris en qualité d’autorité administrative (de « chef de service » de l’administration de la présidence de la République, pour ainsi dire). À vrai dire, rien n’autorise une telle distinction, et deux raisons y font obstacle. En premier lieu, rien dans le texte constitutionnel n’y fait référence ; et c’est bien en qualité de président de la République que M. Macron est chef de service de l’administration élyséenne. En second lieu, l’irresponsabilité du président de la République est, on l’a vu, personnelle : elle est attachée à la personne qui exerce les fonctions, non à la fonction elle-même. C’est pourquoi l’irresponsabilité qui s’attache à ses actes ne s’étend pas aux autres membres de l’administration élyséenne (et en particulier à son directeur du cabinet, qui a été particulièrement exposé ces derniers jours). Par ailleurs, rien ne s’oppose, répétons-le, à ce que les actes du président de la République, puissent voir leur légalité contestée devant les juridictions administratives voire engagent la responsabilité de l’État, que ces actes soient de purs actes d’administration interne des services de la présidence, ou au contraire qu’il s’agisse d’actes pris eu égard aux attributions constitutionnelles du président, sous réserve naturellement qu’ils ne soient pas des actes de gouvernement.

De ce faisceau d’arguments tirés de l’article 67 de la Constitution, on peut conclure par la négative à la question de savoir si le président de la République peut témoigner, qu’il soit requis ou non de le faire, devant une commission d’enquête parlementaire. Comme l’a toutefois fait remarquer M. Sydoryk, il ne peut en tout état de cause s’agir ici que d’arguments purement doctrinaux. En raison de l’injusticiabilité de la plupart des questions évoquées ici, c’est la pratique qui fixera largement la règle applicable. Or en la matière, la Ve République a déjà su, par le passé, nous réserver quelques surprises…



 
Mathieu Carpentier
Professeur de droit public
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou


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Photo : Président Charles de Gaulle à Bonn en 1961 par Egon Steiner.
Crédit photo : Bundesarchiv, B 145 Bild-F010324-0002 / Steiner, Egon / CC-BY-SA 3.0

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