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Comprendre pour Entreprendre : Que signifie espèce nuisible ?
Eric Naim-Gesbert : L’appellation « nuisible » fut une référence à la réalité des dommages occasionnés par certaines espèces, mais depuis l’époque médiévale elle contient aussi une part de fantastique associée aux animaux sauvages, vus comme porteurs de destruction. Excepté dans le droit de la chasse, le terme a progressivement disparu après la Seconde Guerre mondiale, à mesure que la raison scientifique a irrigué le droit. Depuis la loi Biodiversité du 8 août 2016, on parle d’espèces « susceptibles d’occasionner des dégâts ». Elles sont listées dans l’arrêté du 3 juillet 2019 en application du code de l’Environnement, précisant les périodes et les modalités de destruction.
Que change cette loi de 2016 ?
Cette loi a, en principe, pour objectif premier de protéger les espèces et les équilibres biologiques. Elle ouvre la voie à une meilleure prise en compte de la réalité des dommages subis. Mais, dès lors qu’ils sont « susceptibles d’occasionner des dégâts », les animaux sont toujours voués à la destruction potentielle. Et les motifs sont nombreux : protection des biens, des cultures, intérêt lié à la santé ou à la sécurité publique, etc.
Heureusement, la jurisprudence apporte des nuances. Récemment, le Conseil d’Etat a déclassifié la pie, la corneille, le corbeau, l’étourneau et la fouine des listes des espèces nuisibles, dans des départements où les populations n’étaient pas jugées significatives.
On ne naît pas nuisible, on le devient en fonction des circonstances, notamment la surpopulation. Les dommages peuvent aussi bien provenir d’espèces exotiques envahissantes, que d’espèces protégées comme les loups, ou encore d’animaux dangereux ou errants.
Parlons des nuisibles exotiques, qui constituent la catégorie juridique dominante dans la liste des cent espèces les plus invasives établie par l’International Union for Conservation of Nature (UICN)…
Il s’agit d’espèces, introduites volontairement ou non dans un nouveau milieu, qui s’adaptent et deviennent une menace en causant des nuisances, soit à la diversité biologique soit aux activités humaines. Bien connu sous nos latitudes, le moustique-tigre est responsable d’une épidémie de dengue à La Réunion, qui a déjà causé au moins 10 morts cette année (et en mai 12 000 cas déjà confirmés selon Santé publique France). Il fut aussi la cause de l’épidémie de Chikungunya à la Réunion en 2005-2006, qui a fait plus de 200 morts.
De même, le frelon asiatique, documenté en 2006 en France, a aujourd’hui gagné presque toute l’Europe. Au-delà de ses piqûres dangereuses pour les humains, cette espèce est devenue un facteur de diminution de la population des abeilles ouvrières, un insecte pollinisateur indispensable à nos écosystèmes.
On peut également citer le crapaud géant, une espèce américaine introduite au départ pour lutter contre des insectes ravageurs. Il s’est acclimaté et mange aujourd’hui les batraciens européens. Enfin, l’exemple le plus célèbre reste celui du lapin européen, introduit en Australie par un Britannique au 19ème siècle. Il a proliféré de façon exponentielle (plus de 200 millions d’individus recensés sur le territoire), causant l’érosion des ressources naturelles, des problèmes de ravinage ou encore du surpâturage.
Il y a des exemples aussi du côté des végétaux…
Citons le chancre coloré, ce champignon microscopique qui a déjà provoqué l’abattage de 28 000 platanes bordant le Canal du Midi, suscitant un chantier de reconstruction estimé à 220 M€. Ou encore l’algue tueuse de Méditerranée, importée en 1984 via l’aquarium de l’Institut océanographique de Monaco. Originaire d’Australie, de la mer Rouge et d’Amérique centrale, elle a été rejetée dans une eau supposée trop froide pour elle, mais s’est adaptée. Elle a détruit les herbiers de posidonie, un écosystème fondamental situé au début de la chaîne alimentaire, provoquant la raréfaction des ressources en poisson et la faillite de nombreux pêcheurs.
Pour définir les espèces les plus invasives, à quels critères l’UICN se fie-t-elle ?
A la gravité et à la représentativité symbolique. Mais pour définir ce que j’appelle un « ennemi éminent », on se fie à la recherche scientifique. Or, il devient très difficile d’identifier, de classer et de définir, pour transposer ensuite dans le droit un phénomène devenu complexe. Difficile en effet de savoir à partir de quand on parle de déséquilibre et comment établir un seuil de gravité.
Quelles seraient vos propositions pour améliorer l’arsenal législatif sur le sujet ?
Il faudrait mieux définir les faits en science, en droit, et également en philosophie et en anthropologie, pour établir un consensus sur le phénomène du nuisible, sur la base de critères scientifiques et juridiques.
Des indicateurs biologiques plus performants sont nécessaires pour être au plus près du réel écologique. La notion d’espèce exotique envahissante doit aussi être précisée car elle varie actuellement selon les textes et les ordres juridiques.
Par ailleurs, de manière plus générale, il faudrait repenser les liens entre humanité et monde sauvage : le statut juridique qu’on accorde au vivant n’est pas suffisamment clair. Dans certains pays comme la Nouvelle-Zélande, l’Inde, le Canada, certains animaux, et même des plantes ou des rivières, peuvent avoir un statut qui les rapproche des sujets de droit ou qui les consacre comme tels.
Il me semble nécessaire de construire une éthique environnementale raisonnée, et pour cela, de mieux déterminer ce qui est acceptable à l’aune de la viabilité écologique.
« Éthique à un ennemi : de l’espèce nuisible à l’espèce invasive », in Bioéthique et genre, LGDJ, 2013
« Espèce nuisible : donné ou construit ?», Revue Juridique de l’Environnement, 2014
« Droit général de l’environnement », LexisNexis, 3e éd, 2019.
« Une espèce intrinsèquement nuisible, ça n’existe pas », revue Sésame, 2021