« L’affaire Benalla » soulève une question de droit constitutionnel intéressante. Les commissions d’enquête de l’Assemblée Nationale et du Sénat soulèvent en effet l’hypothèse d’auditionner le Président de la République à propos de son collaborateur. Il s’agira ici d’examiner sérieusement cette hypothèse. Bien qu'une telle audition paraisse hypothétique, la présidente de la commission des lois de l’Assemblée Nationale s’étant prononcé en défaveur d’une telle audition (« Affaire Benalla : ‘‘il n’est pas question d’entendre le président de la République’’, Franceinfo [en ligne], 23 juillet 2018), la question juridique mérite l'analyse.
Pour certains, cette audition du Président est impossible, puisque « le principe de la séparation des pouvoirs, son irresponsabilité politique en-dehors des cas prévus par la Constitution, la limitation constitutionnelle des cas dans lesquels il peut intervenir devant le Parlement s’y opposent formellement » (J.-Ph. Derosier, « Ceci n’est pas une affaire d’État », La Constitution Décodée [en ligne], 23 juillet 2018). Pour d’autres, l’article 67 de la Constitution n’interdit au Président de témoigner que devant des juridictions ou des autorités administratives, ce qu’indéniablement les commissions parlementaires ne sont pas (cette position a été défendue par Dominique Rousseau sur Twitter et dans la presse, sur LCI, puis sur Franceinfo et dans Le Monde).
Revenons sur les arguments avancés. Avancé en opposition à cette audition vient d’abord le principe de séparation des pouvoirs de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme. Cette déclaration de principe a été utilisée par le Conseil constitutionnel pour rattacher nombre des principes qu’il utilise pour motiver ses décisions (voir récemment sur ce point D. Baranger, « Comprendre le ‘‘bloc de constitutionnalité’’ », JusPoliticum [en ligne], 2018, n° 20-21). Ce n’est cependant pas parce que le Conseil fait dire à peu près tout à l’article 16 et au principe de séparation des pouvoirs que c’est ce que signifie réellement l’énoncé. La séparation des pouvoirs, tant dans sa version stricte que dans sa version souple, ne semble cependant pas s’opposer à une audition du Président par le Parlement. Sur le plan juridique, le principe peut s’analyser comme une répartition des compétences normatives entre plusieurs organes. Le Président de la République détient une partie du pouvoir exécutif. Est-ce à dire que la séparation des pouvoirs interdirait à toute personne détenant une compétence d’exécution des lois ne pourrait être auditionnée par une commission d’enquête parlementaire ? À l’évidence non puisque les ministres sont régulièrement auditionnés par ces commissions. Pour reprendre les termes de Bastien François, la séparation des pouvoirs « interdit à un pouvoir de se substituer à un autre » (in P. Moullot, « Macron peut-il être entendu par l’Assemblée dans l’affaire Benalla ? », Libération [en ligne], 23 juillet 2018). L’article 16 ne semble donc pas légitimement pouvoir être utilisé par le Président pour refuser d’être auditionné, bien qu’en tout état de cause un tel refus n’encoure aucune sanction pendant le mandat.
Le Président de la République est en effet irresponsable juridiquement durant l’exercice de son mandat. Cette irresponsabilité juridique, cependant, n’est pas mise en cause par une audition devant une commission d’enquête. En effet, l’article 67 de la Constitution n’interdit le témoignage que devant une juridiction ou une autorité administrative, ce que les commissions d’enquête ne sont pas. Pendant une telle audition, le Président ne serait pas jugé ou mis en accusation d’un quelconque fait. Le Parlement lui demanderait simplement d’apporter un éclaircissement sur l’affaire sur laquelle la commission enquête, commission qui en tout état de cause n’a aucune compétence pénale de jugement, mais sert uniquement au Parlement à exercer sa mission constitutionnelle de contrôle de « l’action du Gouvernement », pour reprendre les termes de l’article 24 de la Constitution.
Le nœud de la question semble être l’article 18 de la Constitution, qui régule les relations entre le Président de la République et le Parlement. Son premier alinéa dispose que « le Président de la République communique avec les deux assemblées du Parlement par des messages qu’il fait lire et qui ne donnent lieu à aucun débat ». Cet énoncé est identique depuis 1958. Il s’inscrit dans la tradition de la loi De Broglie de 1873 qui interdit au Président de la République de s’exprimer devant le Parlement, ce qui fait dire par extension que le Président de la République n’a pas le droit d’entrer dans l’enceinte du Parlement. De façon évidente, dans l’esprit des inspirateurs et des rédacteurs de la Constitution, l’hypothèse d’un Président auditionné par une commission d’enquête du Parlement était inenvisageable. Cependant la volonté des rédacteurs d’un énoncé normatif, à compter qu’elle soit réellement connaissable, n’est pas suffisante pour caractériser l’interprétation qu’il est possible de donner à cet énoncé.
Deux questions doivent être soulevées à propos de cet article. Les commissions sont-elles incluses dans « les deux assemblées du Parlement », et le cas échéant cette procédure est-elle exclusive ? Deux interprétations au moins semblent possibles. D’un premier point de vue, les commissions d’enquête des assemblées ne sont pas les assemblées elles-mêmes. Une interprétation stricte de l’article 18 semble donc exclure du champ d’application de l’article une demande d’audition par les commissions parlementaires, et le Président aurait alors l’obligation juridique de s’y présenter.
Cependant, ce n’est pas la seule interprétation possible. D’un autre point de vue, on peut en effet considérer que le terme « assemblées » de l’article 18 s’applique aussi bien aux hémicycles en session stricto sensu qu’au diverses commissions ou démembrements des assemblées.
Dans ce cas se pose la seconde question : la procédure de l’article 18 est-elle exclusive de toute autre ? En effet, on peut considérer d’une part que l’article pose la seule et unique façon pour le Président de communiquer avec les assemblées, conformément à la tradition républicaine française et à la pratique politique.
Cependant d’autre part, et bien que cela semble une interprétation relativement baroque, il semble possible de considérer que ce n’est pas la seule procédure pour le Président de communiquer avec les assemblées. Selon une telle interprétation, la communication par message est encadrée par l’article 18, mais pas à l’exclusion d’une autre forme de communication, dans la mesure où la Constitution n’interdit pas explicitement au Président de la République de se présenter devant les assemblées, et spécifiquement dans le cas présent devant les commissions d’enquête.
Reste à considérer les conséquences qui s’attachent à un refus du Président de se présenter devant une commission d’enquête. L’article 6, § III de l’ordonnance organique n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dispose que « la personne qui ne comparaît pas ou refuse de déposer ou de prêter serment devant une commission d’enquête est passible de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ». Si l’interprétation autorisant le Président à refuser d’être auditionné par les commissions en cas de demande est retenue, alors évidemment ce dernier ne risque rien, la sanction pénale n’étant pas applicable. En revanche si c’est l’interprétation contraire qui est retenue, suite aux arguments avancés ou même avec d’autres que nous n’aurions pas proposés, il faut déterminer si ce refus d’être auditionné est un acte accompli en qualité de Président de la République, ou si c’est un acte détachable, puisque le premier alinéa de l’article 67 de la Constitution rend irresponsable le Président des actes « accomplis en cette qualité ». Le refus ne semble pas attaché à une compétence juridique du Président, et en cela on pourrait alors engager sa responsabilité pénale, mais l’interprétation inverse est tout aussi défendable. Si c’est l’hypothèse d’une responsabilité pénale qui est retenue, celle-ci ne pourrait intervenir qu’après le mandat présidentiel, conformément à l’alinéa 3 de l’article 67.
Qui dispose du dernier mot pour choisir une interprétation parmi les différentes possibles ? La réponse est moins évidente qu’en 1986 quand le Président de la République avait refusé de signer les ordonnances. Dans les deux cas il s’agit bien d’un choix, parmi plusieurs interprétations également possibles du texte constitutionnel. Ici il semble que ce soit l’autorité judiciaire qui disposerait du dernier mot. En effet, c’est en dernier ressort à un membre du parquet qu’il appartiendrait le cas échéant d’engager des poursuites pénales sur la base de l’article 6 § III de l’ordonnance de 1958, et à un tribunal de se prononcer en priorité sur sa compétence pour trancher un tel litige. Rationnellement, il est très peu probable que des poursuites pénales soient engagées. Ce n’est pas pour autant qu’il n’est pas juridiquement possible de considérer que de telles poursuites sont possibles.
Sacha Sydoryk
Doctorant à l’IMH