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Billet 2019-06 Juge administratif et dictionnaire : Une bataille juridique sur la langue turque
le 2 avril 2019
« Le langage n'est pas neutre. Ce n'est pas simplement un véhicule qui porte des idées. C'est lui-même un façonneur d'idées». (Dale Spender, « Language and Reality: Who made the World », in The Routledge Language and Cultural Theory Reader, Editors: Lucy Burke, Tony Crowley, Alan Girvin, Routledge, 2000, p. 145. )

Selon la 9e édition du dictionnaire de l’Académie Française, alors qu’un courtisan est « celui qui est attaché à la cour, qui fréquente la cour d'un souverain », une courtisane est « une femme ayant les manières de la cour, femme galante ». Ou alors qu’un coureur est « une personne qui participe ou qui a l'habitude de participer à des épreuves de course », une coureuse est « une femme de mœurs légères ». Ou encore quand un homme public est celui « qui exerce quelque responsabilité d'intérêt collectif », les filles, les femmes publiques sont « les prostituées ». Enfin, en ce qui concerne le mot facile en parlant d'une personne, un homme facile est celui qui est facile à contenter mais une femme, une fille facile, est celle « dont on obtient sans peine les faveurs »1.

Les tribunaux administratifs peuvent-ils mettre fin à cette curieuse différence? Autrement dit, le pouvoir du juge administratif comprend-t-il l’annulation de la définition des mots dans le dictionnaire? Le tribunal administratif d’Ankara a répondu positivement à cette question dans un jugement de 2017 en se fondant sur le devoir de l'État de prévenir les discriminations fondées sur le genre2. La Cour administrative d'appel d’Ankara a ordonné le sursis à exécution de ce jugement il y a quelques mois3. L’affaire toujours en cours aboutit à un débat intéressant dans le contexte du pouvoir du juge administratif et du sexisme dans le langage.

Les dictionnaires préparés et publiés par l’Institut de la Langue Turque, une personne morale de droit public prévue par la Constitution, incluent les équivalents métaphoriques et argotiques, en plus du sens premier et commun des mots. II a été demandé à l’Institut de la Langue Turque de supprimer certaines explications argotiques de certaıns mots4 dans le dictionnaire au motif que cela accroîtrait la violence et la discrimination à l'égard des femmes et accentuerait les préjugés. L'Institut a rejeté cette demande pour le motif que les dictionnaires sont des sources qui référencent et expliquent tous les mots d'une langue avec leurs orthographes, types, prononciations, sens propres et sens figurés. D'ailleurs, il est également indiqué qu'ils sont en argot au début des expressions litigieuses. Ce n’est pas le vocabulaire ou sa signification dans le dictionnaire turc qui nourrit la violence à l’égard des femmes, c’est l’ignorance.

La requérante dont la demande a été refusée a introduit un recours devant le tribunal administratif d'Ankara contre l’Institut de la Langue Turque en vue d'obtenir l'annulation de cette décision, faisant valoir que les définitions susmentionnées sont contraires à la Constitution et aux traités internationaux auxquels la Turquie est partie. Le tribunal administratif a annulé la décision litigieuse, en indiquant les articles de la Constitution5 et traités internationaux6, en rappelant les tâches de l’Institut de « mener le bon et correct usage de la langue turque » et « renforcer la conscience contre la dégradation de la langue turque »7. Une seule femme est membre de ce tribunal (aux côtés d’un Président et d’un autre juge). Celle-ci était en désaccord avec la solution donc la décision a été prise à la majorité et non à l’unanimité. La magistrate a rédigé une opinion dissidente déclarant que la décision de l’Institut n’était pas illégale. Selon elle, mentionner le sens argotique d'un mot dans un dictionnaire en précisant bien qu’il s’agit d’argot ne cause pas de discrimination, c’est l’essence même d’un dictionnaire.

L’Institut a fait appel de la décision d'annulation du tribunal administratif d'Ankara. La Cour administrative d'appel d’Ankara a ordonné le sursis à exécution de ladite décision. Elle a considéré que l'écriture d'un dictionnaire était une activité visant à constater indépendamment de tout jugement de valeur. Les définitions qui se trouvent dans le dictionnaire ne reflètent pas la volonté de l'administration mais l’usage commun. En d'autres termes, d'après la Cour administrative d'appel, ce qui est illégal c’est l’utilisation des mots argotiques, sarcastiques et insultants mais pas leur présence dans un dictionnaire. Au contraire, préciser des définitions argotiques aide les tribunaux répressifs à constater les délits de violence à l’égard des femmes.

Il est incontestable que la résolution des problèmes qui résultent des discriminations fondées sur le genre et le combat contre ces discriminations sont les devoirs de la République dans le cadre du droit interne et des conventions auxquels la Turquie est partie. En effet, selon l'article 10 de la Constitution turque « les femmes et les hommes ont des droits égaux. L'État est tenu d'assurer la mise en pratique de cette égalité ».

Le langage n'est-il qu'un instrument de communication et d'expression de la pensée ou la langue que l’on parle crée-t-elle ou influe-t-elle sur notre manière de penser ? La question de savoir si indiquer une définition d’un mot dans un dictionnaire constitue une discrimination elle-même dépend de la réponse donnée à cette question fondamentale de la philosophie du langage. S'il est admis que la langage détermine la réalité, on peut affirmer que même une utilisation sexiste dans un dictionnaire sert à reproduire la discrimination. Si l'on accepte que la réalité détermine le langage, on peut dire que tant que l’attitude sexiste de la société ne change pas, la suppression d'une définition sexiste dans le dictionnaire n'a aucun effet. De ce point de vue, alors que les deux tribunaux s'accordent sur le fait que la discrimination sexiste est illégale, ils adoptent des attitudes différentes quant à la question de savoir si l’apparition de définitions discriminatoires dans un dictionnaire est illégale en elle-même.

Il est possible et aussi nécessaire de parler d’un autre aspect de cette affaire. Conformément à l’article 14 de la loi relative à la procédure en matière de justice administrative, une décision exécutoire doit être mise en place afin de pouvoir examiner le recours d'annulation. Si l'objet de la procédure n'est pas de nature exécutive, conformément à l'article 15 de la même loi, le tribunal administratif doit rejeter l'affaire sans l’examiner au fond. Si l’on accepte que les définitions dans un dictionnaire préparé par un établissement public soient des actes non exécutoires tels que la procédure de commande interne de l'administration qui ne produit aucun effet concret à l’égard des administrés, alors il n’est pas possible de les annuler. La Cour administrative d'appel, qui estime que les définitions contenues dans le dictionnaire n'auraient pas d'effet discriminatoire sur les femmes, devrait également examiner cette question de la procédure.

Est-il possible qu'une affaire similaire soit portée devant les tribunaux administratifs français? La langue française qui inclue le genre des mots, les règles de grammaire comme le masculin l'emporte sur le féminin8 peut être sujet d’un débat similaire. On ne sait pas comment les tribunaux décideront mais du moins pour l'instant, l'Académie française ne semble pas être en mesure de prendre parti pour les femmes9.

Comme Claire Michard l’indique, « le sexisme dans le langage est considéré ici à la fois comme le symptôme du rapport de pouvoir et comme l’un des moyens de sa mise en œuvre »10. Dans le cadre du devoir de l’Etat d’assurer l’égalité entre les femmes et hommes, les personnes publiques en considérant cette réalité se doivent d’être exemplaires à propos de l’utilisation d’un langage non-sexiste. Dans ce cas-là, bien qu’il ne soit pas possible de parler d’un effet direct, expliquer les définitions insultantes et sexistes dans un dictionnaire publié par une personne publique a un risque de légitimation des usages dans la mesure où les dictionnaires sont une « référence pour des centaines de millions d’usagers d’une langue de par le monde »11.


Par F. Betül DAMAR (assistante de recherche et doctorante à la Faculté de droit de l’Université d’Ankara)
et H. Alperen ÇITAK (assistant de recherche et doctorant à la Faculté de droit de l’Université de Hacı Bayram Veli)
Billet rédigé lors d'un séjour de recherche effectué entre avril et décembre 2018 à l'Institut Maurice Hauriou

1 Il est possible de multiplier les exemples:
- Un entraîneur : « Personne chargée de la préparation des chevaux pour la course, des sportifs en vue d'une compétition » / Une entraîneuse : « Jeune femme employée dans certains cabarets pour inciter les clients à boire
- Un professıonnel: « Qui exerce par profession une activité donnée » / Une professionnelle : «  une prostituée.»
- Un péripatéticien : « Adepte de la philosophie d'Aristote » / Une péripatéticienne : « une prostituée qui arpente les rues à la recherche de clients.»

2 Ankara 6. İdare Mahkemesi, E. 2015/1540, K. 2017/2206, 29.06.2017.

3 Ankara Bölge İdare Mahkemesi 12. İdari Dava Dairesi, E. 2018/474, 17.04.2018.

4 Les traductions de sens propres (1) et des définitions contestées (2) des mots en question sont les suivants:
- Müsait: 1. Celui ou celle qui est disponible, 2. Prête à flirter, facilement flirtée (femme).
- Boyalı: 1. Peint, 2. Trop maquillée (femme).
- Yollu: 1. Rayé, 2. Aux mœurs légères, facile (femme).
- Taze: 1. Frais, 2. Jeune femme-fille.
- Oynak: 1. Mouvant, mobile, 2. Coquette, femme ou fille dont les comportements ne sont pas dignes.
- Kötü yola düşmek (expression idiomatique) : Devenir prostituée.
- Esnaf: 1. Artisan, 2. Prostituée.
- Kötüleşmek: 1. Devenir mauvais, 2. Commencer à agir contrairement aux mœurs de la communauté (femme)
- Serbest: 1. En liberté, libre, 2. Coquette (femme)

5 Article 2 – « La République de Turquie est un État de droit démocratique, laïque et social (…). »

Article 10 – « Tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur, de sexe, d'opinion politique, de croyance philosophique, de religion ou de confession, ou distinction fondée sur des considérations similaires.

Les femmes et les hommes ont des droits égaux. L'État est tenu d'assurer la mise en pratique de cette égalité. Les mesures prises à cet effet ne doivent pas être interprétées contrairement au principe d'égalité. »

6 Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.

7 Décret-loi n°664 du 02 janvier 2011 relatif à l'institution et les devoirs du conseil suprême d’Atatürk pour culture, langue et histoire.

8 « La langue française n’est pas immuable : l’usage du féminin a longtemps été dans les normes, dans le vocabulaire comme dans la grammaire. En 1647, douze ans après la création de l’Académie Française, l’un de ses membres, Claude FAVRE DE VAUGELAS, préconise que le masculin doit l’emporter en grammaire au motif que ‘le masculin est plus noble que le féminin’. Un siècle plus tard, le professeur Nicolas BEAUZÉE justifie que, selon lui, ‘le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle’». Pour une communication publique sans stéréotype de sexe : Guide pratique, Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2016.

9 Selon l’Académie, « (…) la suppression d’un terme répond à des critères précis. Les termes dont la suppression est envisagée doivent être sortis de l’usage depuis longtemps et n’avoir guère d’attestation littéraire. » (http://www.academie-francaise.fr/le-dictionnaire/la-9e-edition).

Et voir aussi : « Les immortels de l'Académie Française entrent en guerre contre l'écriture inclusive. Dans une déclaration relayée ce jeudi 26 octobre par Le Figaro, ils jugent "cette aberration" comme "un péril mortel". » (https://www.huffingtonpost.fr/2017/10/26/lacademie-francaise-naime-pas-lecriture-inclusive-mais-alors-pas-du-tout_a_23257108/).

10 Claire Michard, « La notion de sexe dans le langage: attribut naturel ou marque de la classe de sexe appropriée? L’exemple du genre en linguistique », Désexisation et parité linguistique: le cas de la langue française, Ateliers 3 et 30 dans le cadre du 3ème Colloque international des recherches féministes francophones, Université Toulouse II – Le Mirail, 20 et 22 septembre 2002, p. 129.

11 Maurice Druon, Avant-propos au deuxième tome de la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française. (http://www.academie-francaise.fr/le-dictionnaire/la-9e-edition).


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